PAROLES D'EXPERTS

PAROLES D’EXPERTS

In Memory of Me : Réflexion sur l’Art du bel autoportrait ou le Selfie sublimé

Par Marie Cordié Levy Docteur en Histoire de la photographie Attachée à l’Université de Paris Diderot

L’œuvre du plasticien Stéphane Simon se compose d’une série de sculptures blanches de trois tailles (deux de 180cm, une de 80cm et quatre de 18cm) effectuées à partir des photographies du modèle Andrès Sanjuan Villanueva posant nu debout avec une gestuelle différente pour chacune d’entre elles. L’éclairage délicat ciblé sur les mains, le visage et le corps et la scénographie méticuleuse où de discrets miroirs renvoient aux spectateurs un reflet doré des œuvres est propre à susciter chez le spectateur ce sentiment d’intimité recherché par Michel Ange et Caravage. La recherche de Stéphane Simon débutée il y a quatre ans se veut un work in progress avec la perspective d’une nouvelle série autour de la gestuelle féminine et d’une possible installation dans les musées qui, du Louvre au Prado en passant par l’Ermitage, possèdent un département de sculptures antiques.

In Memory of Me ce que le Christ dit au moment de l’Eucharistie et que Van Gogh murmura à Rachel en lui offrant son oreille coupéeinterroge dans son titre même la valeur cultuelle du don véhiculé par l’histoire religieuse et artistique. Or c’est sur la pratique du selfie où l’adepte se laisse admirer et reçoit les dons du public (les likes envoyés en signed’admiration et d’offrande) que Stéphane Simon a centré son sujet d’étude.

Sous le titre In Memory of Me qui fait cohabiter l’hyper-modernité du selfie et de la sculpture 3D avec l’histoire mythologique et artistique, apparaît en filigrane un paradoxe plus intrinsèque opposant la pureté de l’antique émanant de la blancheur des sculptures à l’hybridité du médium (la centaine d’appareils photographiques, le scan, l’impression 3D et la sculpture de poudre de résine, de marbre et de bronze). Mais l’absence du smartphone dans les sculptures de Stéphane Simon comme l’absence du bouclier d’Arès dans lequel se mire la Vénus de Capoue, fait glisser l’idée de paradoxe vers celle de transversalité des champs : celui d’une histoire antique réinventée au XIXè siècle avec l’arrivée de la Vénus de Milo au Louvre et celui d’une pratique photographique moderne et universelle, véhiculée via instagram ou

réseaux sociaux. L’invisibilité du smartphone permet au visible de la gestuelle antique d’émerger, et d’établir une correspondance des poses, des regards narcissiques, et du positionnement du corps.

En juxtaposant l’antique et la pratique du selfie, Stéphane Simon s’inscrit dans l’histoire de la photographie de manière surprenante : il rend à la photographie la valeur cultuelle et l’aura héroïque que l’exposition lui avait fait perdre, renversant ainsi la théorie de Walter Benjamin (voir Œuvres III, 286, Folio 2000).

D’autres points liés à l’histoire de la photographie retiennent l’attention.
Tout d’abord, la fascination du public pour les petites sculptures 3D de Stéphane Simon,
merveilles de prouesse technique réalisées à Annecy par un laboratoire de pointe, Les créations, Initial, Prodway, n’est pas sans rappeler l’admiration d’Oliver Wendel Holmes pour le daguerréotype dans son article de 1859 intitulé A Mirror with a Memory (Voir Brunet La photographie, Histoire et Contre Histoire, 28, PUF, 2017). Les deux éléments (miroir et mémoire) se retrouvent au centre de leurs démarches respectives même si chez Holmes, le miroir qui a une mémoire renvoie au daguerréotype.
Ensuite, comme Henry Fox Talbot, l’inventeur du calotype ou négatif papier en 1840, qui en eut la révélation après avoir essayé de dessiner le paysage suisse, Stéphane Simon se tourna vers le scan après avoir débuté par le croquis et le dessin de nu. Dans les deux cas, la technique remplace le crayon en le sublimant (Le livre des tirages de Talbot s’appelait The Pencil of Nature).
Enfin, on peut avancer qu’avec les cent appareils nécessaires à l’impression 3D, technologie développée par le groupe Gorgé, Stéphane Simon est le digne héritier d’Edweard Muybridge. Ce dernier publia en 1878 Animal Locomotion, une encyclopédie de 781 planches de personnages en mouvement « véritable encyclopédie méthodique du mouvement entre la science et l’art » selon Miche Frizot, « grâce à un ingénieux système de douze appareils en batterie déclenchés par un obturateur électrique » (voir Histoire de voir, 1880-1039, 10, Photopoche, Nathan, 2001). Les centaines de photographies prises par Stéphane Simon dont le résultat est une sculpture parfaite et pérenne produit une impression troublante du hic et nunc sur le public. Les sculptures ainsi élaborées, avec leurs quarante positions et huit à dix

gestes, permettent à Stéphane Simon d’appliquer une taxinomie gestuelle à l’extime, comme Serge Tisseron nomme l’intimité surexposée du selfie.

Existe-t-il enfin un accord parfait entre l’adepte du selfie et les sculptures de Stéphane Simon ou peut-on parler d’écart, pour reprendre le terme de Rosalind Krauss (Le photographique, pour une théorie des écarts, Macula, 1990) ? Dans le cas de la ressemblance par contact, Georges Didi-Huberman explique ainsi la notion de l’écart :

L’écart est une opération dialectique : il s’agit de produire le semblable, mais de le produire comme négativité opératoire, façon de le produire dissemblable à soi-même. (La ressemblance par contact, archéologie anachronisme et modernité de l’empreinte, 275, éditions de Minuit, 2008)

Ce qui permet à la sculpture empreinte de Stéphane Simon d’exister comme produit dissemblable à soi même est d’abord l’absence du smartphone qui, comme nous avons vu, permet une transversalité de lecture entre l’antiquité et la modernité.
Une seconde condition de cet écart est liée au jeu d’échelle. En produisant sa série de sculptures de 18, 80 et 180 cm, Stéphane Simon en offre plusieurs versions : l’icône de taille humaine et la série de sculptures miniatures qui fait naitre chez le spectateur un sentiment de proximité plus intense lui permettant d’adhérer au beau de façon plus intime. La lecture de la pratique autoportraitiste s’en trouve renouvelée. Quelle nouvelle gestuelle apparaît donc ici ? Les doigts posés en éventail, ou l’effleurement de l’écran possèdent-ils « cette noble simplicité et cette grandeur sereine » de l’antique, comme le disait J.J. Winckelmann ?

Enfin, en sélectionnant Andrès Sanjuan Villanueva, Stéphane Simon a porté son choix sur un homme aux proportions parfaites. Il a ainsi suivi les règles spécifiques à la sculpture grecque qui n’idéalise pas un corps abstrait mais « opère une synthèse des corps vivants, dans laquelle se manifeste une beauté psycho physique qui harmonise âme et corps, autrement dit la beauté des formes et la bonté de l’âme » pour reprendre les mots d’Umberto Eco (Histoire de la beauté, 45, Flammarion, 2004). On peut dire qu’il y a bien dissemblance là encore !

Mais les adeptes du selfie se reconnaîtront dans cette iconisation de leur recherche du sublime. Avec les sculptures de Stéphane Simon, nous ne sommes plus dans le règne de l’autoreprésentation frénétique du selfie mais dans celle d’une réflexion sur ses enjeux avec le beau comme idéal. La raison de ce choix se trouve peut-être chez ce penseur du beau, J.J. Winckelmann :

Ce sont le violent et l’éphémère qui précèdent toutes les actions humaines ; ce qui est calme et posé, profond, ne vient qu’en dernier lieu. Mais ces dernières qualités ont besoin de temps pour susciter l’admiration. Elles sont l’apanage des grands maitres : les passions violentes servent aussi leur disciple. (Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture. 1755)

Pour conclure, la proposition de Stéphane Simon s’inscrit entièrement dans la pratique autoportraitiste telle qu’elle apparut avec la naissance du medium photographique en 1839 avec les autoportraits d’Hippolyte Bayard en France, et ceux d’Henry Fitz et Robert Cornelius aux Etats-Unis. Tout comme le selfie qui ne diffère de l’autoportrait que par le medium utilisé et la démocratisation de sa pratique et que le smartphone a donné au monde comme la photographie le fut par Arago, l’œuvre de Stéphane Simon se positionne comme une réalisation avant-gardiste de premier choix dont il faut soutenir l’excellence, la subtilité et la pertinence.

Le selfie à l’épreuve du beau, de l’époque, de la morale, de la passion.

Par Rose-Marie Stolberg – Historienne de l’art

Lié à l’émergence d’une esthétique de la subjectivité, dénoncé pour son caractère narcissique, associé à l’affaiblissement du contrôle du sujet et à son désengagement général voire son irrespect, le selfie s’est récemment imposé comme le symbole planétaire du large mouvement de l’autonomisation des pratiques culturelles permises et encouragées par la transition numérique. Qu’on le déplore ou non, le selfie est devenu une forme culturelle contemporaine représentative, qui a généré, comme le signale justement Stéphane Simon, un nouveau catalogue de gestes inédits à l’échelle universelle « dont l’expression, le sens et l’usage sont sans équivalent au regard de l’histoire de l’humanité ».
Nous assistons effectivement à une véritable généalogie de gestes, poses et formes visuelles issus de la culture
vernaculaire surdéterminée par l’image de soi et relevant de la sphère privée. Ce répertoire de formes est réinterprété dans le projet « In Memory of Me » de Stéphane Simon selon le vocabulaire de la statuaire antique, symbole de l’édification publique, elle-même orientée par des canons esthétiques, et modèle reconnu de la culture savante.
Ce catalogue de gestes ainsi traduit confère une force expressive et une tension à ce projet qui rend tangible et intelligible la confrontation des registres de la culture savante, porteuse
d’une morale acceptée et partagée vs la culture vernaculaire toujours perçue comme inquiétante. Qu’il s’agisse de lutte pour la domination du modèle culturel, ou encore de leur accord et/ou de leur(s) résolution (s) plastiques voire morales ou éthiques, il ne s’agit pas ici de faire un pronostic, mais de poser les termes d’une équation.
Sans jugement et sans nostalgie aucune, le projet de Stéphane Simon cerne les problématiques nouvelles de la culture d’aujourd’hui qui ouvrent le champ des formes visuelles à venir.
Stéphane Simon,
n’est pas devin mais il observe et pressent, et son intuition d’artiste le guide bien. Qu’il suffise d’évoquer Baudelaire qui en 1863 écrivait dans son célèbre Salon : « Le beau est fait d'un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour à tour ou tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion. ».

Le geste seflique

Par Pauline Escande-Gauquié, sémiologue, Maître de Conférences à Paris-Sorbonne, Celsa Auteur de l’ouvrage « Tous Selfie – Pourquoi tous accroc ? »

Le geste selfique, comme une œuvre, passe par un désir de captation du regard mais avec cette expérience inédite : être vu en train de se regarder. Cette exposition au regard présente un moi fier et soucieux de mériter l’amour d’autrui, de l’exalter, mais aussi de se transfigurer, de se voir héroïsé, parfois même divinisé tel un Dieu grec. L’individu se recrée lui-même sur un écran, il se surréfléchie avec cette capacité de « se personnaliser soi-même en personne » (Baudrillard, La société de consommation, 1970, p. 125). Surréfléchie car il peut se construire plusieurs « self » (soi) qui lui offrent le fantasme d’exister de manière décuplée. Il se reconstitue in situ par la force des signes photographiques (autoportrait, cadrage, filtre, chromatisme) dans un éventail démultiplié de postures différentes qui réactualise les codes des corps glorifiés des statuts antiques comme le montre l’œuvre de Stéphane Simon. Les sculpteurs grecs observaient attentivement la manière dont les sentiments affectent le corps vivant, en action, dans toute sa grâce et sa beauté.

Le selfie est cette écriture, ce récit de soi sur un écran, cette possibilité d’attitudes, de mimiques qui portent une intention : « regarde ». Il propose à la foule des regardants une Comédie Humaine (Roland Barthes, Mythologies, 1957, p.17) où « les nuances les plus joviales de la passion » rencontrent le quotidien. Ce que regarde le public, c’est cette « pantomime théâtrale » de ma vie qui paraît vraie. L’uniformité des genres selfiques (duckface, belfies, etc.) relève du « système de la consommation » où les différences convergent vers une

« singularité standardisée » de la représentation du corps. Des corps réduits, fragmentés, consommés sur le mode du participatif, de l’échange, du contagieux. Le selfie est ce signe du contemporain qui procède d’un self-service entre Eros et psyché et qui attache, lie les hommes entre eux par le pôle chaud d’un corps.

Peut-être parce qu’au delà de cet autoportrait partagé, le geste même du selfie du bras levé réactive quelque chose de la science de l’art sculpturale grec dans la représentation du corps humain ainsi que le suggèrent les statues de Stéphane Simon. Les grecs, au temps de Praxitèle,

avaient ce souci de donner vie à leurs oeuvres, de les faire « respirer sous les mains habiles du sculpteur » (E.H. Gombrich, Histoire de l’art, p.77).

Le Discobole de l’athénien Myron est contemporain dans son attitude car le sculpteur a obtenu un effet de mouvement extraordinaire pour l’époque : « il a présenté le torse de face tandis que les bras et les jambes sont vus latéralement (...) il a composé son oeuvre en combinant les aspects les plus caractéristiques du corps et en ajoutant une attitude » (Gombrich, p. 78). Cette attitude peut se rapprocher de la posture du corps d’une personne qui se prend en selfie. Nous percevons dans l’Apollon du Belvédère, qui date milieu du IVéme siècle avant J.C. et qui représente une forme d’idéal de la représentation du corps masculin, un « je ne sais quoi » du geste selfique : « Dans son attitude saisissante - le bras tendu portant l’arc, la tête tournée de côté comme pour suivre la flèche du regard » (E.H. Gombrich, Histoire de l’art, p. 86). Le geste du selfie serait-il ce « lointain si proche » de la tradition antique grecque qui s’attachait à mettre en valeur ce caractère particulier d’une posture ? Les artistes grecs ont réussi à communiquer quelque chose des sentiments ineffables entre les êtres, à nous faire voir les « effets de l’âme » dans l’équilibre d’un corps qui rendent ces sculptures intemporelles.

Le paradoxe du geste selfique est celui d’un individu au bras tendu vers lui et non plus vers l’extérieur, ni vers l’au delà, comme l’inspiraient les autres formes de représentation que sont l’iconographie ou la sculpture. Ce geste est celui d’un humain qui s’augmente par une technique autocentrée. Si la technique diffère, la fascination semble néanmoins la même. Telle une statue antique qui proposait le reflet sublimé d’un individu en miroir, le selfie relève de cette interrogation obsédante d’un réfléchissement de soi, d’une quête identitaire infinie du rapport de l’homme au monde.

Le seflie n’est pas un effet de mode

Par Tristan Pierard Journaliste Culture

Le selfie n’est pas un effet de mode.
Il est un geste réflexe qui, peu à peu, s’est installé dans notre quotidien, à la faveur du
développement continu des réseaux sociaux et de leur enracinement dans notre vie. On ne peut que constater que la multiplication de ces derniers s’est accompagnée d’une focalisation toujours plus forte sur l’image, qu’elle soit fixe ou en mouvement, brute ou filtrée - voire augmentée -, live ou différée, pérenne ou éphémère. Moi, partout autour de moi, au beau milieu d’une galerie des glaces qui donne l’illusion de démultiplier l’horizon tout en l’obstruant. Comme dans l’œuvre de Stéphane Simon où les figures d’un même individu se font face autour d’un miroir qui les réfléchit. On imagine sans peine ce que l’œuvre ne montre pas explicitement : le téléphone niché entre les doigts sculptés, l’image de l’image, le selfie sur l’écran. Les sculptures qui nous sont données à voir n’ont donc d’autre horizon que leur reproduction, qu’elle prenne la forme d’une autre sculpture, du reflet du miroir ou de l’image du selfie. Il semblerait que seul un regard tourné vers le ciel permettrait d’en échapper. Un regard hors-le-monde.

Assurément, la pratique du selfie s’est propagée comme une trainée de poudre sur le mode ludique et du second degré. Des milliers, des millions de visages à bout-de-bras, béats et grimaçants apparaissaient soudain sur nos écrans ; une communauté de gros bébés qui semblaient découvrir pour la première fois leur image, dans la sidération hilare la plus totale. Car si le selfie nous a doté de quelque chose, il s’agit bien du contrôle de notre propre image. Il est une réappropriation qui contourne l’acte réprouvé socialement qui consisterait à demander à un autre de nous prendre en photos sous des angles multiples jusqu’à obtention de l’image parfaite. Sur le plan pratique, il a donc permis d’autonomiser et de rationaliser la production de représentations de soi. Cette image de moi par moi est requise, en ce qu’elle vise à contextualiser ma présence sur les réseaux sociaux tout en étant un garant visuel du maintien d’un lien avec mes amis/followers. Le selfie peut dire tout à la fois : « Me voici », « Voici où je suis », ce que je fais, mais aussi « c’est bien moi », voilà qui je pense que je suis, ou bien encore ce que j’aimerais être ou comment je veux être vu.

Il est devenu normal, banal de se filmer ou de se prendre en photo n’importe où, en compagnie de n’importe qui, sans que cela suscite de la réprobation, dans la mesure où le contexte peut se prêter au jeu et au détournement. Le lien avec la communauté est entretenu dans et par l’image, beaucoup plus que par les mots. Un bon selfie vaut mieux qu’un long discours ? On dira qu’il est un engagement à minima dans un monde éminemment médiatique ; le minimum nécessaire pour qui veut exister sur les réseaux. Destiné avant tout à une communauté de followers a priori bienveillants, il suscite le consensus, celui qui s’exprime à grand renfort de « likes ». Ou comment être vu sans être touché, toucher l’autre sans l’être soi-même. Il y a, de toute évidence, une mise à distance, y compris de soi. Paradoxale engagement ... Contrairement au regard - souvent anxieux - dans le miroir, ce que je regarde en prenant un selfie n’est pas mon reflet mais déjà une image, reproduite sur écran, parfois même déjà transformée par des logiciels qui améliorent la qualité de la peau ou du teint, lorsque la fonctionnalité « portrait » est activée. Est-ce bien moi sur l’écran, ou cette image de moi que j’ai appris à fabriquer à force de pratique ; et à reproduire quasi à l’identique, en utilisant l’angle, la lumière, l’expression adéquats. Si l’image-selfie est fugitive en ce qu’elle est vite remplacée par une autre dans le flux continue des réseaux sociaux, elle peut contribuer à construire une image aussi fixe et pérenne que le portrait ou le buste d’autrefois.

Ce selfie qui autonomise ma propre représentation, qui me fait vivre dans un palais des glaces entretenant le mirage, en reproduisant à l’infini un idéal du moi ; ce selfie qui me fait m’engager dans le monde sans prise de risque, ne vient-il pas combler un manque ? Comme on le voit de manière éclatante avec les « stories » de snapchat et instagram, le selfie s’inscrit de plus en plus dans une pratique de mise en scène et de récit de soi permanent, qui donne l’illusion du sens, et celle - liée - d’être regardé, compris, aimé. Derrière le fantasme de puissance et d’autonomie, voire d’autosuffisance, il y a bien une insuffisance. Quel vide politique et social vient combler ce besoin permanent de re-assurance ?

Le digital est transversal à l’art

Par Dominique Moulon, Critique d'art et commissaire d'exposition expert des cultures numériques

Après l’avoir tant proclamé, ces dernières décennies, nous le savons aujourd’hui, le digital est transversal à l’art, à la société, aux sciences, à l’industrie et au politique car, tout simplement, il est omniprésent. Les disciplines artistiques, toutes sans exception aucune, ont été révolutionnées les unes après les autres par des techniques ou technologies émergeant du numérique. Les artistes du son, très tôt, ont intégré l’électricité, puis l’électronique et enfin le code, dans le jeu comme dans la conception de leurs instruments réels ou virtuels. Et que dire des images, fixes ou animées et de toute nature qu’une industrie créative n’a cessé de reconsidérer dans son approche. Plus récemment, le temps est arrivé pour la sculpture d’être contaminée par le médium numérique dont on sait les capacités illimitées d’hybridation quant aux médias ou supports qu’il investit durablement. Les départements recherche et développement conçoivent des matériaux ou textures que de nombreux artistes convoitent et que certains s’approprient. Des machines à commandes numériques semblables à celle de l’industrie ont investi les ateliers d’artistes aux process industriels. A l’ère où toutes et tous ou presque, nous pourrions imprimer bien des objets de notre quotidien. Un quotidien que l’on le pourrait plus envisager sans smartphone, ce cordon de l’intime qui nous relie au “reste” du monde, c’est-à-dire à nos communautés. Or, c’est précisément là que se profile le travail de Stéphane Simon, dans ce rapport au monde, à l’autre et à soi qu’un objet du creux de la main a profondément modifié. Depuis quelque temps, toutes et tous, ou presque, nous sommes en capacité de capturer le monde. Mais, retournant l’appareil contre soi, nous sommes passés du “Ça a été” de Roland Barthes à l’amour que, déjà Narcisse portait à lui même.

Le digital, avec “In memory of me” est ainsi omniprésent, du sujet au process et en entrée comme en sortie. Car le modèle est “entré” dans la machine par la capture, l’analyse et la modélisation, en trois dimensions. Avant qu’une autre machine, à contrôle numérique celle- là aussi, ne fasse œuvre de cet amour que nous portons à nous-mêmes au travers d’une gestualité retournée contre soi. Une gestualité des plus contrôlée et étudiée dans ses moindres détails par les sociologues qui envisagent la société au travers de nos interactions via les médias sociaux. L’homme nu sculpté par Stéphane Simon, dans son idéal de perfection,

nous revoie à la statuaire grecque alors que ses gestes convoquent les efforts immodérés que, toutes et tous ou presque, nous produisons pour réécrire en constance notre histoire comme le font les dictateurs dont on sait le narcissisme. L’acte de se mettre en scène, en cette société du spectacle et du tout numérique, étant inévitablement et au-delà du social, de l’ordre du politique. Quant à la pérennité de ces mêmes images qui, le croit-on, nous caractérisent si bien, elle est loin d’être assurée puisqu’elles se remplacent les unes les autres à des fréquences qui varient selon les âges. D’où la nécessité d’en dresser, par la matérialisation, une typologie. Pour que jamais nous n’oubliions dans le futur, dont on ne sait les usages qu’il nous réserve, à quel point nous nous sommes tant aimés.

Selfies and Brands

By Joonas Rokka, Professor of Marketing, EMLYON Business School

While self-portraiture is nearly as old as art itself, the photographic selfie emerged as a globally recognized phenomenon only recently, as a result of the rising “attention economy” and its growing appetite for likes, followers, retweets and fame. Google estimates that some 24 billion selfies were taken in a year via 200 million Google accounts alone in 2016, which signals that the

and brands: selfies have the capacity to catch and intrigue attention – the single most valuable marketing asset of today.

Selfies’ allure for attention

Recognizing this opportunity, companies and brands have turned the magnetic “power” of the selfie a key element of their marketing campaigns and social-media content strategies. Apple’s advertising images feature sleek youngsters snapping selfies of their romantic play, Nike has turned star footballer Neymar’s selfie obsession into art in their ads, GoPro and Turkish Airways showcase their products and services via selfies, and recently Tesco employed Augmented Reality application to allow their consumers to take selfies with favourite Frozen (Disney) characters.

Selfies have also been identified as an important “self-branding” practice. Driven by the quest for attentional capital in the forms of quantifiable likes, shares and followers, selfies have seduced celebrities and stars – not least the Kardashian family who currently dominates Instagram as the most popular family of all –, but equally rappers and gangsters, presidents and popes to use selfies as an important strategy for engaging their audiences. Yet selfies are not reserved for the elite but they can be found in nearly everyone’s social media pages. In this sense, social media enables “microcelebrity” – that is, when ordinary people mimic celebrities’ postings aimed to signal fame and attractiveness to others. Interestingly, this happens often via selfies taken with desirable brands and products, such as “unboxing” images of Louis Vuitton, Chanel, or Hennessy.

phenomenon is far from being marginal.

This reveals why selfies matter so much for marketers

In addition to providing attention, the selfies matter for brands in at least two other important ways. I call these the “snapshot authenticity” and “brand co-creation”, I will turn to explain these notions in the following.

Snapshot Authenticity

The selfie phenomenon has important connections with the idea of self-portraits in fine arts that emerged in the 16th Century. Already classic works of artists such as Albrecht Dürer and Rembrandt, for example, featured paintings, engravings and drawings of the artist face-to-face with the spectator. These images often featured the artist “in action” in the artist’s studio, usually holding the pencils, brushes and colour palette in hand, in order to give the impression that the image was spontaneous and authentic in nature.

Similarly to self-portraits in fine arts, selfies share much in common with the visual genre called “snapshot aesthetic”, commonly in use in photography and commercial images. Snapshot relies on the authentic feeling of images snapped “on the go” of our daily lives. These casual, everyday images help us narrate and make sense of our selves but also communicate our existence to those around us.

Authenticity is precisely what brands seek to associate with in a world of hyper-competition. The selfies and snapshot aesthetic thus provide them with a powerful resource. Above all, it gives them an impression of candid and unfettered access to original expressions.

Brand meaning co-creation

At the same time, brands grow increasingly aware – and often uncomfortably so – that since selfies can virtually be taken by anyone, they also constitute a whole new form of brand meaning co-creation. For example, in my research1 I have shown that masses of ordinary people use “brand selfies” – in other words, selfies featuring recognizable brands either visibly or via hashtags – to express their identities as complex assemblages of things, objects and brands. This challenges the conventional marketing idea that it is the brand manager who defines and communicates the meanings to be associated with their brand.

1 Rokka, Joonas (2017) How selfies can build and destabilize brands, The Conversation, https://theconversation.com/how-selfies-can-build-and-destabilise-brands-76738

In my research on the champagne brand Moët & Chandon, I found that about 20.000 brand selfies per month are posted by consumers themselves. While repeating some of the defining associations of this luxury brand – including the iconic bottle, glasses, wine and the famous bubbles – the selfies also reveal alternative constructions of the brand with new kinds of material and expressive elements. Instead of being focused on the brand, the selfies were systematically centred on the “self”, making the brand necessarily more peripheral. For example, the selfies had a tendency to include a collection of brands (40% of images), instead of a single brand. In addition, the presence of human bodies and identifiable faces break the brand’s singularity and gives it an often banalized expression.

In this way, selfies are also forcing the marketers to re-consider campaign strategies.

Conclusion

Reflecting upon In Memory of Me –exhibition, the god-like sculptures, ancient modes of celebrity culture and fame, and contemporary selfie practices, it becomes inescapable to think how intertwined media, celebrities and branding practices effectively are. Selfies carve out and polish up identities, mould and cement brands, and also seed and embody fame