Par Marie Cordié Levy
L’œuvre du plasticien Stéphane Simon se compose d’une série de sculptures blanches de trois tailles (deux de 180cm, une de 80cm et quatre de 18cm) effectuées à partir des photographies du modèle Andrès Sanjuan Villanueva posant nu debout avec une gestuelle différente pour chacune d’entre elles. L’éclairage délicat ciblé sur les mains, le visage et le corps et la scénographie méticuleuse où de discrets miroirs renvoient aux spectateurs un reflet doré des œuvres est propre à susciter chez le spectateur ce sentiment d’intimité recherché par Michel Ange et Caravage. La recherche de Stéphane Simon débutée il y a quatre ans se veut un work in progress avec la perspective d’une nouvelle série autour de la gestuelle féminine et d’une possible installation dans les musées qui, du Louvre au Prado en passant par l’Ermitage, possèdent un département de sculptures antiques.
In Memory of Me — ce que le Christ dit au moment de l’Eucharistie et que Van Gogh murmura à Rachel en lui offrant son oreille coupée— interroge dans son titre même la valeur cultuelle du don véhiculé par l’histoire religieuse et artistique. Or c’est sur la pratique du selfie où l’adepte se laisse admirer et reçoit les dons du public (les likes envoyés en signed’admiration et d’offrande) que Stéphane Simon a centré son sujet d’étude.
Sous le titre In Memory of Me qui fait cohabiter l’hyper-modernité du selfie et de la sculpture 3D avec l’histoire mythologique et artistique, apparaît en filigrane un paradoxe plus intrinsèque opposant la pureté de l’antique émanant de la blancheur des sculptures à l’hybridité du médium (la centaine d’appareils photographiques, le scan, l’impression 3D et la sculpture de poudre de résine, de marbre et de bronze). Mais l’absence du smartphone dans les sculptures de Stéphane Simon comme l’absence du bouclier d’Arès dans lequel se mire la Vénus de Capoue, fait glisser l’idée de paradoxe vers celle de transversalité des champs : celui d’une histoire antique réinventée au XIXè siècle avec l’arrivée de la Vénus de Milo au Louvre et celui d’une pratique photographique moderne et universelle, véhiculée via instagram ou
réseaux sociaux. L’invisibilité du smartphone permet au visible de la gestuelle antique d’émerger, et d’établir une correspondance des poses, des regards narcissiques, et du positionnement du corps.
En juxtaposant l’antique et la pratique du selfie, Stéphane Simon s’inscrit dans l’histoire de la photographie de manière surprenante : il rend à la photographie la valeur cultuelle et l’aura héroïque que l’exposition lui avait fait perdre, renversant ainsi la théorie de Walter Benjamin (voir Œuvres III, 286, Folio 2000).
D’autres points liés à l’histoire de la photographie retiennent l’attention.
Tout d’abord, la fascination du public pour les petites sculptures 3D de Stéphane Simon, merveilles de prouesse technique réalisées à Annecy par un laboratoire de pointe, Les créations, Initial, Prodway, n’est pas sans rappeler l’admiration d’Oliver Wendel Holmes pour le daguerréotype dans son article de 1859 intitulé A Mirror with a Memory (Voir Brunet La photographie, Histoire et Contre Histoire, 28, PUF, 2017). Les deux éléments (miroir et mémoire) se retrouvent au centre de leurs démarches respectives même si chez Holmes, le miroir qui a une mémoire renvoie au daguerréotype.
Ensuite, comme Henry Fox Talbot, l’inventeur du calotype ou négatif papier en 1840, qui en eut la révélation après avoir essayé de dessiner le paysage suisse, Stéphane Simon se tourna vers le scan après avoir débuté par le croquis et le dessin de nu. Dans les deux cas, la technique remplace le crayon en le sublimant (Le livre des tirages de Talbot s’appelait The Pencil of Nature).
Enfin, on peut avancer qu’avec les cent appareils nécessaires à l’impression 3D, technologie développée par le groupe Gorgé, Stéphane Simon est le digne héritier d’Edweard Muybridge. Ce dernier publia en 1878 Animal Locomotion, une encyclopédie de 781 planches de personnages en mouvement « véritable encyclopédie méthodique du mouvement entre la science et l’art » selon Miche Frizot, « grâce à un ingénieux système de douze appareils en batterie déclenchés par un obturateur électrique » (voir Histoire de voir, 1880-1039, 10, Photopoche, Nathan, 2001). Les centaines de photographies prises par Stéphane Simon dont le résultat est une sculpture parfaite et pérenne produit une impression troublante du hic et nunc sur le public. Les sculptures ainsi élaborées, avec leurs quarante positions et huit à dix
gestes, permettent à Stéphane Simon d’appliquer une taxinomie gestuelle à l’extime, comme Serge Tisseron nomme l’intimité surexposée du selfie.
Existe-t-il enfin un accord parfait entre l’adepte du selfie et les sculptures de Stéphane Simon ou peut-on parler d’écart, pour reprendre le terme de Rosalind Krauss (Le photographique, pour une théorie des écarts, Macula, 1990) ? Dans le cas de la ressemblance par contact, Georges Didi-Huberman explique ainsi la notion de l’écart :
L’écart est une opération dialectique : il s’agit de produire le semblable, mais de le produire comme négativité opératoire, façon de le produire dissemblable à soi-même. (La ressemblance par contact, archéologie anachronisme et modernité de l’empreinte, 275, éditions de Minuit, 2008)
Ce qui permet à la sculpture empreinte de Stéphane Simon d’exister comme produit dissemblable à soi même est d’abord l’absence du smartphone qui, comme nous avons vu, permet une transversalité de lecture entre l’antiquité et la modernité.
Une seconde condition de cet écart est liée au jeu d’échelle. En produisant sa série de sculptures de 18, 80 et 180 cm, Stéphane Simon en offre plusieurs versions : l’icône de taille humaine et la série de sculptures miniatures qui fait naitre chez le spectateur un sentiment de proximité plus intense lui permettant d’adhérer au beau de façon plus intime. La lecture de la pratique autoportraitiste s’en trouve renouvelée. Quelle nouvelle gestuelle apparaît donc ici ? Les doigts posés en éventail, ou l’effleurement de l’écran possèdent-ils « cette noble simplicité et cette grandeur sereine » de l’antique, comme le disait J.J. Winckelmann ?
Enfin, en sélectionnant Andrès Sanjuan Villanueva, Stéphane Simon a porté son choix sur un homme aux proportions parfaites. Il a ainsi suivi les règles spécifiques à la sculpture grecque qui n’idéalise pas un corps abstrait mais « opère une synthèse des corps vivants, dans laquelle se manifeste une beauté psycho physique qui harmonise âme et corps, autrement dit la beauté des formes et la bonté de l’âme » pour reprendre les mots d’Umberto Eco (Histoire de la beauté, 45, Flammarion, 2004). On peut dire qu’il y a bien dissemblance là encore !
Mais les adeptes du selfie se reconnaîtront dans cette iconisation de leur recherche du sublime. Avec les sculptures de Stéphane Simon, nous ne sommes plus dans le règne de l’autoreprésentation frénétique du selfie mais dans celle d’une réflexion sur ses enjeux avec le beau comme idéal. La raison de ce choix se trouve peut-être chez ce penseur du beau, J.J. Winckelmann :
Ce sont le violent et l’éphémère qui précèdent toutes les actions humaines ; ce qui est calme et posé, profond, ne vient qu’en dernier lieu. Mais ces dernières qualités ont besoin de temps pour susciter l’admiration. Elles sont l’apanage des grands maitres : les passions violentes servent aussi leur disciple. (Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture. 1755)
Pour conclure, la proposition de Stéphane Simon s’inscrit entièrement dans la pratique autoportraitiste telle qu’elle apparut avec la naissance du medium photographique en 1839 avec les autoportraits d’Hippolyte Bayard en France, et ceux d’Henry Fitz et Robert Cornelius aux Etats-Unis. Tout comme le selfie qui ne diffère de l’autoportrait que par le medium utilisé et la démocratisation de sa pratique et que le smartphone a donné au monde comme la photographie le fut par Arago, l’œuvre de Stéphane Simon se positionne comme une réalisation avant-gardiste de premier choix dont il faut soutenir l’excellence, la subtilité et la pertinence.
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Marie Cordié Levy – Docteur en Histoire de la photographie Attachée à l’Université de Paris Diderot