Par Pauline Escande-Gauquié
Le geste selfique, comme une œuvre, passe par un désir de captation du regard mais avec cette expérience inédite : être vu en train de se regarder. Cette exposition au regard présente un moi fier et soucieux de mériter l’amour d’autrui, de l’exalter, mais aussi de se transfigurer, de se voir héroïsé, parfois même divinisé tel un Dieu grec. L’individu se recrée lui-même sur un écran, il se surréfléchie avec cette capacité de « se personnaliser soi-même en personne » (Baudrillard, La société de consommation, 1970, p. 125). Surréfléchie car il peut se construire plusieurs « self » (soi) qui lui offrent le fantasme d’exister de manière décuplée. Il se reconstitue in situ par la force des signes photographiques (autoportrait, cadrage, filtre, chromatisme) dans un éventail démultiplié de postures différentes qui réactualise les codes des corps glorifiés des statuts antiques comme le montre l’œuvre de Stéphane Simon. Les sculpteurs grecs observaient attentivement la manière dont les sentiments affectent le corps vivant, en action, dans toute sa grâce et sa beauté.
Le selfie est cette écriture, ce récit de soi sur un écran, cette possibilité d’attitudes, de mimiques qui portent une intention : « regarde ». Il propose à la foule des regardants une Comédie Humaine (Roland Barthes, Mythologies, 1957, p.17) où « les nuances les plus joviales de la passion » rencontrent le quotidien. Ce que regarde le public, c’est cette « pantomime théâtrale » de ma vie qui paraît vraie. L’uniformité des genres selfiques (duckface, belfies, etc.) relève du « système de la consommation » où les différences convergent vers une
« singularité standardisée » de la représentation du corps. Des corps réduits, fragmentés, consommés sur le mode du participatif, de l’échange, du contagieux. Le selfie est ce signe du contemporain qui procède d’un self-service entre Eros et psyché et qui attache, lie les hommes entre eux par le pôle chaud d’un corps.
Peut-être parce qu’au delà de cet autoportrait partagé, le geste même du selfie du bras levé réactive quelque chose de la science de l’art sculpturale grec dans la représentation du corps humain ainsi que le suggèrent les statues de Stéphane Simon. Les grecs, au temps de Praxitèle,
avaient ce souci de donner vie à leurs oeuvres, de les faire « respirer sous les mains habiles du sculpteur » (E.H. Gombrich, Histoire de l’art, p.77).
Le Discobole de l’athénien Myron est contemporain dans son attitude car le sculpteur a obtenu un effet de mouvement extraordinaire pour l’époque : « il a présenté le torse de face tandis que les bras et les jambes sont vus latéralement (...) il a composé son oeuvre en combinant les aspects les plus caractéristiques du corps et en ajoutant une attitude » (Gombrich, p. 78). Cette attitude peut se rapprocher de la posture du corps d’une personne qui se prend en selfie. Nous percevons dans l’Apollon du Belvédère, qui date milieu du IVéme siècle avant J.C. et qui représente une forme d’idéal de la représentation du corps masculin, un « je ne sais quoi » du geste selfique : « Dans son attitude saisissante - le bras tendu portant l’arc, la tête tournée de côté comme pour suivre la flèche du regard » (E.H. Gombrich, Histoire de l’art, p. 86). Le geste du selfie serait-il ce « lointain si proche » de la tradition antique grecque qui s’attachait à mettre en valeur ce caractère particulier d’une posture ? Les artistes grecs ont réussi à communiquer quelque chose des sentiments ineffables entre les êtres, à nous faire voir les « effets de l’âme » dans l’équilibre d’un corps qui rendent ces sculptures intemporelles.
Le paradoxe du geste selfique est celui d’un individu au bras tendu vers lui et non plus vers l’extérieur, ni vers l’au delà, comme l’inspiraient les autres formes de représentation que sont l’iconographie ou la sculpture. Ce geste est celui d’un humain qui s’augmente par une technique autocentrée. Si la technique diffère, la fascination semble néanmoins la même. Telle une statue antique qui proposait le reflet sublimé d’un individu en miroir, le selfie relève de cette interrogation obsédante d’un réfléchissement de soi, d’une quête identitaire infinie du rapport de l’homme au monde.
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par Pauline Escande-Gauquié, sémiologue, Maître de Conférences à Paris-Sorbonne, Celsa Auteur de l’ouvrage «Tous Selfie – Pourquoi tous accroc ?»